|
|
ENTRETIENS
de M. Alocco avec…
13. " La spiritualité à travers
l'art "
Une interwiew de Marcel Alocco par Térence,
Nice le 8 Juillet 1994.
(publié dans "Les nouvelles griffes de l'âme", par
Térence, éditions Gilletta, Nice, 1996)
(version transcrite le 18.07.94.)
1 . Peux-tu tout d'abord donner ta définition de l'art et
parler des raisons qui t'ont amené à devenir artiste
?
Je crois que je ne dispose pas de définition
satisfaisante. L'art, c'est ce que devient une chose quand un artiste
l'a travaillée. Tout le travail de l'artiste consiste à définir
l'art sur ce que va devenir l'art à partir de lui. Ca me paraît
une "in-définition" dans la mesure où l'art n'est,
par nature, jamais la même chose: il est toujours en devenir. C'est
aussi la définition que je pourrais donner de l'Homme. L'art,
c'est le portrait de l'Homme au moment où l'homme agit .
Quant aux raisons de devenir artiste, je ne crois pas qu'il y en ait,
mais simplement des événements. Après coup, on peut
toujours se demander pourquoi telle chose s'est passée de telle
façon. On devient artiste parce qu'on est pris dans une histoire;
parce qu'on rencontre des gens, à la fois des gens qui sont vivants
et d'autres de qui on parle — mais aussi parce qu'on vit avec des
gens et que des gens ont vécu. Il y a une sorte de dialogue qui
s'est instauré, et d'une certaine manière, il y a toujours
une réponse à donner. Donc la réponse se fait par
rapport à tout ce qui a précédé, et puis
par rapport aussi aux gens qui sont en face. Vient un moment où on
entre dans la conversation, et tout d'un coup on se retrouve artiste.
D'ailleurs, je crois que l'artiste est défini par une sorte d'arbitraire
qui fait qu'à un certain moment quelqu'un dit : " Je suis
en train d'être artiste " — et l'oeuvre en est la preuve.
Mais c'est une preuve ambigue, dans la mesure où elle ne deviendra
une preuve que quand les réponses des autres auront dit que c'est
de l'art .
2. Ton oeuvre répond-elle à une théorie bien
définie, à un système esthétique particulier,
voire à plusieurs ? Si oui, lesquels, et quels en sont, selon
toi, l'origine et la signification ? Sinon, en quoi consiste-t-elle,
et qu'est-ce qui l'a déterminée ?
Globalement, je crois qu'on est toujours
pris dans des esthétiques, parce qu'à partir d'un certain
moment il y a des problématiques qui s'imposent. En ce qui concerne
mon activité, je suis revenu dans la pratique plastique à partir
de rencontres alors que j'avais pratiquement abandonné la peinture
comme investissement de mon activité. C'était devenu une
curiosité, j'étais devenu un visiteur d'expositions, et
il m'arrivait de peindre pour le plaisir de faire une chose, simplement.
Je me suis reposé le problème du sens de ce que je pouvais
faire, par rapport, entre autres, à la rencontre avec Fluxus.
Je me suis retrouvé avec ce mouvement qui n'était pas spécifiquement
pictural — la peinture étant l'un des milliards des moyens
d'expression — à me reposer le problème de la peinture
au moment où d'autres se le posaient en d'autres modes de pensée,
dans la mesure où ils se posaient en héritiers d'une évolution
picturale, alors que moi j'intervenais dans ce champ-là en ayant
une réflexion plutôt linguistique; donc en me posant plutôt
la question : " Comment faire de la peinture qui fasse sens, dans
un autre rapport à l'écrit, ou en abandonnant l'écrit?" Esthétiquement,
je me suis retrouvé sur des positions qui étaient, en gros,
celles de Supports-Surfaces, comme une quinzaine de peintres à l'époque.
Ceci conforte tout-à-fait ma position sur l'évolution des
choses. Il s'agit d'un dialogue dans lequel on a sa voix tout en n'entendant
pas forcément d'où viennent les autres voix. On perçoit
globalement tout un discours, et on aboutit aux mêmes problématiques
que des gens que l'on ne connaissait pas personnellement, parce que,
en France particulièrement, les conditions étaient les
mêmes, parce que l'héritage était le même,
parce qu'on se heurtait aux mêmes murs infranchissables que semblaient être
alors à nos yeux toutes les démarches qui ont ouvert la
première moitié du XXème siècle. Cette situation
est à la fois un choix et quelque chose d'indéterminé:
on a choisi la bataille, mais pas le champ de bataille. Ma démarche
n'obéit pas à une théorie pré-déterminée,
elle "est" chaque fois, à partir du sens que je possède,
une interrogation sur la nature de celui-ci et sur la manière
dont les moyens du sens peuvent être manipulés pour faire
davantage sens, en mettant le minimum de moyens, c'est-à-dire
en recherchant un équilibre. C'est le sens qui doit dominer, et
non pas l'étalage formel — qui est un travail artisanal.
On peut faire des choses très complexes à ce niveau, où le
sens est enseveli sous la matière. Donc le rapport Sens/Manipulation
est soumis à une sorte de dualité dans laquelle il faut
toujours veiller à être sur ou dans la matière, par
le sens .
3 . Quelle est ta relation avec les autres
artistes ? Définis-tu
ton oeuvre par rapport à ta personnalité ou par rapport à une tendance
? Le fait d'appartenir à un mouvement revêt-il de l'importance à tes
yeux ?
Le
rapport aux autres artistes est très variable dans le temps. J'ai cotoyé beaucoup d'artistes à une
certaine époque où la chose avait une importance pour moi
et pour eux. D'une certaine manière, j'ouvrais le chemin, j'avais
une expérience qui leur permettait peut-être d'y voir plus
clair. Quand ils me soumettaient leur travail je pouvais en faire l'analyse,
j'avais la capacité, le minimun d'instruments conceptuels qui
me permettait de le faire. Les artistes ont un faire, mais pas forcément
la capacité de l'analyser. J'ai peut-être mené dans
cette direction tout un travail qui a eu une importance pour moi, parce
qu'il m'a obligé en fait à verbaliser les problèmes;
et en le faisant pour les autres je l'ai d'autant plus fait pour moi,
encouragé par la nécessité du regard des autres.
Ceci dit, ce rapport aux autres s'est atténué pour des
raisons d'ordre humain , conflictuel .
En gros j'ai fréquenté des gens qui étaient:
— soit des aînés, (par leur travail plus que par l'âge)
, avec le travail desquels je n'avais rien à voir sauf une réflexion
( comme Filliou , George Brecht ), mais dont la façon d'aborder l'oeuvre
avait un intérêt pour moi;
— soit des gens de ma génération, qui ne pouvaient rien
m'apporter d'autre que mes propres problèmes; ce qui est déjà énorme,
en ce que ça me donnait l'assurance que je n'étais pas en train
d'errer complètement — on n'est sûr de ne pas être
fou qu'à partir du moment où on est plusieurs à être
fous de la même façon —, soit des gens plus jeunes avec
qui j'ai eu un contact qui m'a permis d'asseoir une assurance rationnelle sur
un travail de découverte quotidienne. Quand on découvre chaque
jour, on ne sait pas ce que c'est. La verbalisation est nécessaire pour
donner un sens à ce qu'on vient de faire .
Le rapport aux individus, c'est autre chose. Il est évident qu'on
a plus facilement rapport à quelqu'un avec qui on partage un certain
nombre de problèmes qu'à une personne que l'on rencontre
sans points communs forts. Les rapports affectifs, amicaux, sont souvent
infléchis par le champ d'intérêt de chacun.
4 . Comment envisages-tu le rôle de l'artiste au sein de la
civilisation ? As-tu le sentiment d'être utile à la société ?
Le rapport de l'artiste à la société n'est
de toute façon pas autre que ce qu'il est: la réponse que
je donnerais à mon insertion sociale en tant que participant,
ou à côté, ne serait qu'une manière de me
donner bonne ou mauvaise conscience. Je suis dans la société,
je suis l'héritier d'un certain nombre de choses. Le problème
posé relève déjà d'une utilité en
soi. Quant à la place de mon travail, s'il en a une, elle est
tout-à-fait en dehors de mon problème dans la mesure où mon
centre d'intérêt est: les moyens par lesquels je vis en
donnant un sens à ma vie. Ce sens est dans mon travail.
5 . Quelles conclusions peux-tu tirer de
ton expérience d'artiste
jusqu'à présent, sur le plan du vécu, du bonheur,
de ton rapport à l'autre, de l'évolution de ta pensée
?
Dernièrement, Raphël Monticelli,
en regardant mon travail, m'a parlé de la souffrance qu'impliquaient
les techniques que j'emploie: le détissage du tissu , la déchirure
, le découpage du chässis. Je ne me suis jamais posé le
problème dans ce sens-là. J'entends parfois les gens dire,
au cours de mes expositions, que c'est un travail plein de joie, de bonheur — probablement
en raison du premier aspect, celui de l'éclatement des couleurs.
Je crois plutôt que les choses se posent en termes de nécessité.
Il s'agit du champ sur lequel j'applique la nécessité d'exprimer
que je vis. Dans la vie, il y a du bonheur, du malheur, de la souffrance,
de la joie, du plaisir, tout est mélangé et je ne suis
pas sûr que mon travail pris au sens social de production d'un
objet qui se vend m'ait apporté beaucoup de bonheur. Je n'ai pas
fait d'étude de marché, j'ai fait un travail qui est ce
qu'il est, que la société réponde ou non. Mon objet
n'est pas de lui faire plaisir, mais d'intervenir en manifestant ma position.
Il y a donc des conflits et des réponses, qui sont toujours des
coups; peut-être parce que d'une certaine manière mon oeuvre
est aggressive, et que les gens veulent me la rendre, la retourner sous
forme d'agression. Mais ce n'est que le côté vécu.
C'est un rapport pour moi de plus en plus facile dans la mesure où il
n'est pas le véritable rapport de sens. Je suis mieux reçu
en tant qu'individu, Alocco qui a un nom connu. Ce qui ne veut pas dire
que mon travail est mieux compris pour autant. Les gens qui rentrent
dans une réflexion sur mon travail forment toujours une minorité des
amateurs, mais le nombre de gens qui me connaissent me permet de moins
sentir la difficulté à l'extérieur. Dans mon atelier,
le problème reste exactement le même qu'au premier jour.
6. Crois-tu en Dieu ? Quels sont ton état d'esprit et ton
attitude vis-à-vis du phénomène religieux et comment
vois-tu l'évolution de ce dernier ?
Je ne me suis jamais posé spontanément
le problème. Il se trouve que c'est un problème posé par
les gens de l'extérieur. Mon comportement par rapport au vécu
dans l'ensemble ne nécessite pas une réponse à cette
question. Je trouve bien prétentieux à la fois de poser
la question et d'essayer d'y répondre. Il m'est arrivé de
me dire, parce qu'on m'a confronté au problème, que s'il
y avait quelque chose qui puisse répondre au mot : "Dieu",
ce serait quelque chose de tellement loin, de tellement au-dessus des
préoccupations que peuvent avoir les hommes au quotidien, que ça
n'aurait pas grand sens. A la limite j'imaginerais assez bien une indifférence
qui tout d'un coup se pencherait sur une infime partie de l'univers qui
est l'humanité, dont on sait maintenant qu'il y a très
peu de chance qu'elle existe ailleurs que sur cette terre: nous sommes
une poussière perdue dans l'immensité. L'idée de
Dieu est pour moi de ce fait inconcevable. Si elle signifiait quelque
chose, je ne pourrais guère imaginer autrement son rapport à l'humanité que
sous la forme de la réaction du Dieu des Juifs, dans la bible,
considérant Sodome et Gomorrhe, d'une colère face à l'incompréhension
du fait d'exister. C'est très mal exprimé, parce que c'est
inexprimable . Par annecdote, pour faire image, je me vois arriver devant
Dieu , et je l'entends me dire : " Tu avais raison, Je n'existe
pas ".
A question absurde, réponse absurde.
Je prends de ce fait le phénomène religieux comme la matière,
le terrain d'une réflexion, comme dans toute méthode thérapeutique:
il y a une application et un effet, et on s'aperçoit que le même
effet peut être atteint à travers des applications fort différentes.
Le terrain est plus ou moins bon selon qu'il permet à l'individu de
réaliser sa réflexion, et d'avoir un rapport aux autres qui permette
de vivre et de laisser vivre, avec une certaine tolérance, encore que
je n'aime guère ce mot "tolérance". Plutôt liberté. De
cette manière, pourquoi pas ?
Mais j'ai une haine terrible contre les religions formalisées,
parce que la formalisation d'une religion est l'interdiction de réfléchir,
de construire mentalement son rapport à la réalité.
Pour moi, il n'y a pas de Loi qui permette de se réaliser mentalement.
La Loi n'est faite que pour régir les rapports quotidiens minimums,
et toute la réalité se passe au-delà de la Loi .
Les religions sont faites d'allers et de retours. Quand elles sont vécues
au minimum, au sens fondateur, elles sont un champ positif. Quand elles
sont des lois strictes, ce qu'on appelle l'intégrisme, elles sont
des carcans, des prisons. Elles ne sont plus matière pour l'homme,
c'est l'homme qui devient sa matière. Tantôt l'intégrisme
domine, et quand il a sévi suffisamment, les hommes se révoltent
et créent leur liberté ; tantôt, quand la liberté des
hommes est bien installée, c'est le retour de la Loi. Je ne pense
pas qu'il y ait, à un moment donné, fatalité de
l'évolution dans un sens ou dans l'autre. Un équilibre
se fait quelque part, et malheur à celui qui est pris du mauvais
côté. L'Islam en est un bon exemple. J'ai une vision de
l'histoire assez contrastée pour croire que ce qui s'est passé hier
se "renouvellera" demain : on assistera toujours à des évolutions
dans tous les sens. L'Histoire est écrite parce qu'on l'écrit.
L'important est que l'être humain arrive à s'en tirer pour
avoir son champ d'activité, variable en fonction des individus.
Je ne l'envisage même pas comme un éternel retour, car le
fait de savoir que je suis en train de mourir constitue à mes
yeux une différence importante par rapport à ce qui s'est
passé avant moi .
7. Pense-tu que l'évolution de l'art va aboutir à une
synthèse de l'esthétique et du spirituel, à l'image
du XXIème siècle prophétisé par André Malraux
? Si oui, quel est ton rapport à ce phénomène
? Sinon, comment vois-tu l'évolution de l'art dans les années à venir
?
Je ne crois pas qu'il y aura un moment
de synthèse absolue où tout va concorder. Cette idée
n'est que l'alibi reposant de ceux qui veulent pas vraiment faire l'effort
de penser, de méditer. Pour moi, on n'atteint pas, on marche;
et le résultat de la marche est qu'on n'est jamais arrivé,
car il y a toujours un pas de plus à faire. Le XXIème siècle
sera ce qu'on en fera, c'est-à-dire certainement quelque chose
de très contrasté, de très variable au fil des années.
Tout est ouvert.
On ne peut pas honnêtement répondre à cette question, à mon
avis. L'artiste est en train de passer quelque chose ailleurs, autrement,
de faire sens au-delà du sens qui existe. Je peux, après
coup, donner des indications sur l'évolution de mon travail, mais
aujourd'hui je ne sais pas ce que je ferai demain. L'intérêt
de mon travail est la découverte. Ce n'est que dans le faire que
le sens surgit. Donc, si je n'arrive pas à le faire pour mon avenir
proche, comment pourrais-je dire ce que l'art sera dans trente ou cinquante
ans ? Je suis devant l'inconnu. Ceci dit, j'essaierai de faire en sorte
que ça existe ; et c'est déjà beaucoup, parce que ça
veut dire que l'humain existe et que sa réflexion persiste — compte
tenu du fait qu'il a eu plusieurs fois déjà au cours de
son histoire l'occasion de se détruire .
8. Comment appréhendes-tu la mort et ton avenir spirituel
après celle-ci?
Je me pose souvent la question insoluble sur
ce que j'étais
avant d'être. Après tout, mourir c'est retourner à l'état
où j'étais avant de savoir que j'étais. Mais avant
et après le " Je ", en fait , n'a pas de sens. C'est
une limite antérieure, alors que la mort est une limite postérieure.
Je vis la mort comme la question à laquelle je réponds
chaque jour en activant ma vie dans mon travail. J'ai conscience que
faire une oeuvre, c'est d'une certaine manière refuser de mourir,
ou affirmer que je suis vivant, donner une pérennité, toute
illusoire d'ailleurs. Ma position consiste à être et à faire être.
Le reste n'est pas de mon ressort. Peut-être que je suis en train
de me dire :" Tu as raison , tu n'existes pas en-dehors de ce qui
est en train de se créer par toi-même . "
9 . En conclusion, si tu devais, de ton point de vue d'artiste,
t'adresser aux croyants du monde entier, toutes religions confondues,
quel serait ton message ?
C'est une question à laquelle
il est facile de répondre lorsqu'on est un grand représentant
religieux, parce qu'on a des réponses toutes faites. Je ne m'adresserais
pas "aux croyants", mais à l'ensemble de l'humanité,
et je lui dirais : " Essaye de te comprendre un peu toi-même ".
L'important n'est pas la réponse à cette question, mais
le fait qu'on soit en train modestement, très modestement, de
se demander "Qu'est-ce que je suis ? Qu'est-ce que je fais ? Comment
est-ce que je fonctionne ? Pourquoi ? " et que, honnêtement,
on se comporte en fonction de ces questions, et non pas en fonction des
réponses reçues. C'est certainement irréalisable,
et en tous cas ce n'est pas facile à vivre.
Nice, le 8 juillet 1994.
|